mercredi 2 septembre 2015

« L’imitation et la contre imitation », rencontre avec Yves Citton.

 « L’imitation et la contre imitation », rencontre avec Yves Citton.



Merci à Yves Citton de son accord gracieux.

En partenariat avec Slow Classes




Tous les universitaires sont-ils rébarbatifs ? Peu clairs ?
Le spécialiste en littérature Yves Citton est le contre-exemple du professeur extrêmement ennuyeux. L’homme est une résistance au flou.  Le contraire du détachement. C’est-à-dire l’inverse de la non-sagesse et de l’éloignement.
Tous ses discours nous emportent vers l’examen attentif des nuances …   C’est une brusque bouffée d’oxygène nous extirpant des profondeurs…  Un ballon subtil et léger remontant le corps entier de notre torpeur la surface de l’intelligence.
Lorsque ce dernier nous explicite les concepts développés par Gabriel Tarde, par exemple, et plus précisément développe le phénomène de « contre-imitation » travaillé par le chercheur ; Hé bien nous voici soulevés à la surface des travaux du sociologue-philosophe. C’est-à-dire, remontés brusquement à l’air vivifiant de sa pensée. Projetés au centre rayonnant  des idées de l’auteur.
La preuve par l’explication claire et distincte d’Yves Citton.

Développements : 
La contre-imitation est plus complexe qu’elle n’y paraît, dit-il. Le phénomène allant contre…  contre la société - contre la mode en vogue - la posture « anti »… anti-cheveux courts pour les garçons, anti-chansons à la mode, anti-modes -  bref l’idée d’être  à  contre-courant  des cultures en cours n’est-elle pas une imitation masquée – au contraire ? Une copie déguisée ? Pour le dire autrement, l’originalité qui se veut rebelle n’est-elle pas un succédané de l’idée initiale ? Une variante ? Une lithographie exprimée en négatif du même dessin ? C’est-à-dire un non-conformisme prenant le conformisme à revers ?  A hérisse poil ?
Dans un livre fort bien rédigé et non moins agréable à lire intitulé « L’avenir des humanités » Yves Citton répond avec clarté à ces questions faussement simples.

« La théorie de l’invention esquissée par Gabriel Tarde – écrit-il -  dès la fin du XIXème siècle, permet de comprendre que l’émergence de nouveauté résulte simultanément d’un processus d’imitation puisant à une multitude de sources préexistantes et de l’intersection absolument singulière qui noue ces imitations hétérogènes autour de la personne unique de l’interprète. (Gabriel Tarde, La logique sociale (1893), Les empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1999 et Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention) Dans la mesure où l’originalité n’est pas une donnée première – originelle - , mais se compose progressivement au fur et à mesure qu’on augmente le nombre et la variété des influences qui s’impriment en nous, plus j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je suis alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles).
     Ce n’est donc pas parce que, en inventant, j’interprète autrui que ma singularité s’en trouve abolie pour autant : c’est bien à travers ma personne, conçue comme un lieu d’intersection d’influences multiples, que se réalise l’événement innovant. » p 106-107 1*



Dans une seconde partie, Yves Citton nous parle d’attention conjointe. En d’autres termes l’attention que l’on prête aux uns aux autres. Le transmetteur de savoirs explicite en quoi cette dernière est primordiale : un terreau nécessaire et non moins essentiel à la poussée des apprentissages. 

L’écrivain écrit :

« Parler d’attention « conjointe » évoque des connotations de mariage, ce qui n’est pas absurde puisque nous nous trouvons très intimement unis les aux personnes avec lesquelles nous partageons les mêmes objets d’attention – avec lesquelles nous « regardons dans la même direction ».

    L’attention conjointe nous attache. Elle le fait par le jeu des surfaces, dont le brillant attire le regard des uns, lequel y attire à son tour le regard des autres. Mais elle nous attache aussi en profondeur : c’est parce que l’attention d’autrui touche à notre « for intérieur » que nous sommes si sensibles à ses moindres variations. » 2*  p 155

L’attention peut être attentive ou attentionnée. La nuance n’est pas mince. En effet, « Le deuxième phénomène caractéristique de l’attention conjointe est l’EFFORT D’ACCORDAGE AFFECTIF qui la sous-tend constamment : on ne saurait être véritablement attentif à autrui sans être attentionné à son égard. » 3* p 129  

Effectivement,  une « résonance affective »* - malheureusement, la plupart du temps invisible à la raison - est en jeu dans la plupart des situations d’apprentissage. Eléments de dialogue imperceptibles, ces derniers par «  des micro-gestes » 3*  confortent l’élève en recherche. Le rassurent. L’encouragent. Le soutiennent. Inversement, le professeur modifiera son discours voire changera le chemin pédagogique à suivre en fonction de la qualité des échanges observés. C’est ce qui différencie, précise Yves Citton, le « discours » du « dialogue ».

Explications :

« Un « discours » peut se diffuser tout en restant largement indifférent aux réactions qu’il suscite chez ses auditeurs, ce qui est de toute façon le cas dans les systèmes radio qui ne permettent généralement aucun retour direct de leur part. Au contraire, un « dialogue » ne progresse que grâce aux micro-gestes d’encouragement, de sympathie, de prévention, de précaution ou de réconfort – autrement dit, grâce aux multiples « attentions » - que chacun des participants adresse à l’autre pour maintenir entre eux une résonance affective, qui est bien plus déterminante encore pour le déroulement de leur échange que toute rigueur de raisonnement argumentatif. » 3* 

Pas de doute, l’âme experte en extrême sensibilité des textes d’ Yves Citton, tout d’intellectualismes mêlés, nous prend par l’esprit. Nous emporte dans une aventure infiniment plus proche, plus nuancée des auteurs étudiés.  C’est un examen subtil.

                   …. Des analyses passées au milliardième de la pensée… tout en profonde proximité. 
                                Aux antipodes de l’éloignement.   




Vidéo 3

Un monde d’engagement et de partage.
Le chêne parlant : L’implication, l’engagement font-ils partie de vos préoccupations ?
Yves Citton : Généralement lorsque j’enseigne, je trouve qu’il y a des choses merveilleuses dans le monde dans lequel je vis qui me semblent ne pas recueillir assez d’attention. Ma fonction principale est donc d’essayer d’aider les autres à les découvrir. A savourer ces merveilleuses dont on gagnerait à prendre connaissance.  Partager. Voilà le maître mot.  J’ai la chance d’être payé pour faire de la recherche. Et lorsque je fais une belle récolte de choses, je me fais un point d’honneur à présenter ces trésors au plus grand nombre. Je les résume, puis je rends ces pépites de savoirs à la société en rédigeant un livre. Là c’est un rôle de passeur.
Un autre point fort est de concentrer son attention en portant un regard critique sur les choses qui piègent la société.  Par exemple, si on pense aux journaux télévisés : il semble important de décrypter les nouvelles. Que disent-elles ? Que peut-on faire face à cette avalanche de faits ? Ou devrait-on dire de tragédies ? Peut-on accroître notre puissance d’agir ? Le choix fait par les journalistes peut être profondément irritant. On se sent impuissant.  On peut s’interroger sur ce que cela nous apporte à titre personnel et plus généralement à la société.
Mais attention de ne pas tomber dans une dénonciation « opposition » par rapport à ce que l’on dénonce. C’est-à-dire se positionner « contre » comme nous le disions pour les travaux de Tarde. Parler contre, n’est-ce pas nourrir ce que l’on dénonce ? En faire la publicité ? D’alimenter la machine médiatique ?  
Regardons plutôt les causes se situant à la base du phénomène dénoncé. Méfions-nous des critiques systématiques.
A propos des « armes de distractions massives », tout est-il à rejeter dans les mass médias ? Regardons ce qu’il s’y passe. Arrêtons ce discours méprisant. Outre le fait que nous regardions tous ce qui est appelé une forme de « sous culture ». On peut trouver motif à penser – des formes de pensées – stimulantes dans les séries télévisées. Au reste le regard porté sur ces productions télévisées s’est modifié. Il y a de produits culturels effectivement très intéressants. Il s’agit de s’interroger sur ce qui fait leur prix.   Apprécier, n’est-ce pas donner du prix ?

Les mass médias sont aussi un outil de synchronisation intéressant. Car ils rassemblent et finalement,  nous font bouger ensemble. D’un autre côté, il y a des effets calamiteux. Il s’agit d’en tenir compte et de lutter contre. 


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Vidéo 4

Le chêne parlant : Pour vous, quelle serait l’école idéale ?
Yves Citton : Celle qui gommerait la défiance vis-à-vis des professeurs et des étudiants. Fondons-nous sur une avance de confiance. Ayons un a priori sur l’honnêteté des gens.
Dans une attention conjointe, ayons un regard bienveillant les uns sur les autres.
Eviter le pôle ultra disciplinaire, sans gommer son importance.

En postulant l’égalité des intelligences, la fonction de l’enseignant serait d’orienter le regard de l’élève vers les choses intéressantes. C’est-à-dire rebondir sur ses réponses – même contenant des erreurs – afin d’amener l’élève – le conduire – vers la solution.  





Notes de bas de page :


1 * Du capital humain à la singularité collective…

La théorie de l’invention esquissée par Gabriel Tarde, dès la fin du XIXème siècle, permet de comprendre que l’émergence de nouveauté résulte simultanément d’un processus d’imitation puisant à une multitude de sources préexistantes et de l’intersection absolument singulière qui noue ces imitations hétérogènes autour de la personne unique de l’interprète. (gabriel tarde, La logique sociale (1893), Les empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1999 et Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention) Dans la mesure où l’originalité n’est pas une donnée première – originelle - , mais se compose progressivement au fur et à mesure qu’on augmente le nombre et la variété des influences qui s’impriment en nous, plus j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je suis alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles).
     Ce n’est donc pas parce que, en inventant, j’interprète autrui que ma singularité s’en trouve abolie pour autant : c’est bien à travers ma personne, conçue comme un lieu d’intersection d’influences multiples, que se réalise l’événement innovant. Pp 106-107 
Yves Citton , L’avenir des humanités, économie de la connaissance ou culture de l’interprétation ?
La découverte, Paris, 2010, isbn : 978-2-7071-6009-6

2* Yves Citton- Pour une écologie de l’attention – Seuil – sep 2014 -ISBN : 978-2-02-118142-5
3* : Yves Citton

 « L’attention peut être attentive ou attentionnée. La nuance n’est pas mince. En effet, « Le deuxième phénomène caractéristique de l’attention conjointe est l’EFFORT D’ACCORDAGE AFFECTIF qui la sous-tend constamment : on ne saurait être véritablement attentif à autrui sans être attentionné à son égard. Une condition de félicité de toute conversation exige un incessant travail d’ajustement réciproque entre la parole des unes et l’écoute des autres. Un « discours » peut se diffuser tout en restant largement indifférent aux réactions qu’il suscite chez ses auditeurs, ce qui est de toute façon le cas dans les systèmes radio qui ne permettent généralement aucun retour direct de leur part. Au contraire, un « dialogue » ne progresse que grâce aux micro-gestes d’encouragement, de sympathie, de prévention, de précaution ou de réconfort – autrement dit, grâce aux multiples « attentions » - que chacun des participants adresse à l’autre pour maintenir entre eux une résonance affective, qui est bien plus déterminante encore pour le déroulement de leur échange que toute rigueur de raisonnement argumentatif. »  p 129- 130   - Pour une écologie de l’attention – Seuil – sep 2014 - ISBN : 978-2-02-118142-5


Tournai, le 28 août 2015
Photos : Virginie, Le chêne parlant



Merci de cette belle rencontre

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